Apprendre à regarder

Avez-vous déjà tenté de définir l’Art?

J’y travaille depuis plusieurs années. Je recopie des extraits de textes, note des citations, liste des hypothèses et je suis toujours incapable d’en donner une définition concise et universelle. Par dépit, j’ai fini par taper ma question dans un moteur de recherche et je suis tombée sur ceci:

«Définir l’Art, c’est d’abord énoncer une conception de la définition. Mais refuser de le définir aussi.»1

J’en conclus que je n’ai pas fini de creuser.
Mais si il est difficile de définir l’art, il est en revanche aisé d’en lister ses effets bénéfiques:

  • Sur l’individu tout d’abord, puisqu’il stimule les capacités intellectuelles et sociales, développe l’imagination et l’esprit critique, renforce la confiance en soi et l’épanouissement personnel.
  • Sur la société ensuite car en étant un langage porteur de sens multiples, il ouvre l’esprit, fragilise la pensée unique, combat le sectarisme, l’obscurantisme et l’intolérance.

Tous les ingrédients nécessaires en somme pour construire une société qui serait plus juste et plus pacifique, mais à condition d’en saupoudrer l’éducation des citoyens de demain…

«Ce qui distingue l’art de toutes les autres formes d’activité mentale, c’est, tout justement, que son langage est compris de tous, et que tout le monde, indistinctement, peut en être ému.»2

L’art s’adresse à tout le monde et c’est en ça qu’il est merveilleux.
Par conséquent, il n’est absolument pas nécessaire de connaître l’Histoire de l’Art sur le bout des doigts pour éveiller nos enfants. D’autant que dans un premier temps il s’agit principalement d’imprégnation sensible, et celle-ci peut se faire à la maison… et dès la naissance!

En tant qu’artiste peintre professionnelle, je parlerai essentiellement de l’image bien que l’Art puisse recouvrir un champ d’activités bien plus large.

Il arrive parfois que des parents ou grand-parents me commandent le portrait de bébés fraîchement arrivés dans la famille. Tous me font part de leur étonnement devant ces nouveaux-nés qui semblent irrésistiblement attirés par leur image. Ce n’est bien évidemment pas la représentation d’eux-même qui les fascine, mais le contraste coloré dont j’use sans aucune parcimonie dans mon travail. Car bien qu’imparfaite, la vue du nourrisson lui permet tout à fait de voir les objets très contrastés et peu éloignés.

Le contraste le plus fort est celui qui existe entre le noir et le blanc. Il est donc judicieux de proposer aux tout petits des oeuvres de ces teintes là, comme le mobile de Bruno Munari que les plus montessoriens d’entre-vous connaissent déjà. Mais n’importe quelle oeuvre en noir et blanc attirera le regard de vos enfants. Pensez à une représentation d’un tableau de Yayoi Kusama, de Keith Haring ou à une affiche de Will H. Bradley par exemple. Choisissez une oeuvre qui vous plait et que vous prendrez autant plaisir à admirer que votre bébé. Placez là de manière à ce que l’enfant puisse l’observer.

A partir de quatre mois, le nourrisson voit les couleurs comme un adulte. Vous pourrez alors lui proposer des images colorées et aux teintes subtiles.

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«Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.»6

Prenez l’habitude de changer régulièrement d’oeuvre, cela permettra de renouveler l’intérêt de l’enfant tout en le familiarisant avec la diversité des styles artistiques et des époques. Et puis, l’offre des artistes est tellement vaste qu’il serait dommage de se priver du plaisir de la découvrir! L’Histoire de l’Art à essentiellement retenu les noms d’artistes masculins. Pourtant les artistes femmes existent bel et bien et sont tout aussi talentueuses que leurs homologues masculins. N’oubliez pas de les inclure dans la sélection que vous présenterez à vos bambins. Les filles aussi sont capables de créer 😉

Optez pour des oeuvres répondant aux intérêts de votre enfant: la représentation d’une mère et de son bébé, d’un aliment familier, d’un animal… Lorsque celui-ci sera suffisamment grand, vous pourrez le laisser choisir lui-même.

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Vous vous demandez peut-être où vous procurer ces reproductions…
Une possibilité serait d’imprimer directement des images depuis internet sur du papier photo. Si cette solution offre un choix d’oeuvres très vaste, elle nécessite néanmoins de posséder une imprimante couleur en bon état de marche.

Une autre alternative serait d’acheter au fur et à mesure chacune des reproductions que vous souhaitez montrer à vos enfants, soit sur le net, soit dans des magasins spécialisés. Si cette solution est probablement celle qui vous offrira la plus belle qualité d’impression, elle peut s’avérer chronophage et couteuse.

Le mieux à mes yeux reste encore de se procurer un lot d’images. Lorsque j’étais enfant, mes parents possédaient un ensemble de fiches comportant chacune la reproduction d’une oeuvre au recto et son descriptif au verso. Ces fiches étaient imprimées sur du papier glacé que je prenais un grand plaisir à sentir sous mes doigts. Si j’en crois mes souvenirs, le titre des tableaux étaient inscrits sur fond doré. Ce détail me ravissait beaucoup. Elles étaient rangées dans des classeurs laissés à la disposition des enfants de la maison. Nous avons passé de longues heures à les manipuler et, plus tard, à tenter de les reproduire. Il s’agit de la collection des Chefs-d’oeuvres de l’impressionnisme éditée en 1990 par la maison Atlas. Elle est constituée de 1600 fiches abordant divers mouvements artistiques comme l’impressionnisme bien sûr, mais également le fauvisme, l’expressionnisme, les nabis etc. Il doit probablement être possible de la trouver sur le net ou dans des vides-grenier. Si vous tombez dessus, n’hésitez pas à vous la procurer, ce matériel est précieux!

L’autre voie royale pour faire entrer l’art dans votre maison est le livre.

Il existe des imagiers pour les tout-petits qui reprennent des éléments de l’Histoire de l’Art, comme Petit Musée que je possédais enfant ou bien Le Grand Imagier de l’Art par exemple. Mais il existe également des imagiers illustrés par des artistes contemporains comme Zoo de Anne Lefebvre et Sandra Schmalz ou L’Imagier des Gens de Blexbolex.

Bien que l’art n’ait pas vocation à illustrer une idée ou une histoire, beaucoup d’illustrateurs jeunesse produisent des livres magnifiques dont les images éduqueront les yeux de vos enfants. Il existe tellement d’ouvrages intéressants qu’il serait difficile d’en donner une liste, même non exhaustive, mais je ne résiste pas à l’envie de mentionner Le Ruban d’Adrien Parlange, Le Jardin du Dedans-Dehors de Chiara Mezzalama et Regis Lejonc ou bien encore La Danse de la Mer de Laëtitia Devernay qui a en plus le mérite d’aborder le thème de l’écologie.

D’autres livres pensés spécialement pour les enfants permettent de se plonger dans l’univers d’un artiste en particulier. Jetez un coup d’oeil aux sélections jeunesse des librairies d’art ou dans les boutiques des musées.

Mais pourquoi s’arrêter à la littérature jeunesse? Les livres dits “d’art” peuvent également intéresser vos enfants. Feuilletez-les en leur compagnie et lorsqu’ils seront plus âgés et capables d’en prendre soin, laissez-les à leur disposition.

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Pour compléter cette imprégnation sensible, n’hésitez pas à les emmener au musée dès le plus jeune âge. Cela deviendra ainsi pour eux une activité naturelle. Les petits seront enchantés par les formes et les couleurs, et lorsque les stimulations visuelles seront trop fortes, ils vous le feront savoir 😉
Certains musées organisent pour les plus grands des visites aménagées spécialement pour eux. Vous pouvez aussi préparer votre venue en amont grâce aux livres mentionnés plus haut. Entrainez vos enfants à l’analyse critique en vous aidant par exemple du Musée de l’art pour les enfants de Pieter Bruegel édité chez Phaidon.

Grâce à ces trois moyens que sont l’image imprimée, le livre et le musée, votre enfant sera sensibilisé à l’Art dès la naissance et le travail d’interprétation de l’oeuvre en sera facilité.

«Ma peinture est un espace de questionnement ou les sens qu’on lui prête peuvent se faire et se défaire. Parce qu’au bout du compte, l’oeuvre vit du regard qu’on lui porte. Elle ne se limite ni à ce qu’elle est, ni a celui qui l’a produite, elle est faite aussi de celui qui la regarde. Je ne demande rien au spectateur, je lui propose une peinture : il en est le libre et nécessaire interprète.»13

Si, comme le disait Tolstoï, l’art est un langage pouvant être compris par tous, il n’en reste pas moins particulier. Contrairement à une langue, il ne se compose pas d’un ensemble de signes qu’il suffirait de déchiffrer pour en découvrir le sens. Il n’en existe d’ailleurs pas un, mais des sens.

Si on peut se contenter d’une description à l’âge où le langage n’en est qu’à son balbutiement, il deviendra vite intéressant de pousser l’analyse jusqu’à l’interprétation.

Demandez aux enfants ce qu’ils ressentent. Interrogez-vous ensemble sur le message que vous percevez, en évitant si possible les jugements de valeur. Gardez bien en tête que les interprétations peuvent être multiples, qu’elles sont subjectives et qu’elles peuvent par conséquent différer des intentions de l’artiste, mais qu’aucune n’est mauvaise ou bonne.

Cet exercice peut sembler difficile aux adultes conditionnés que nous sommes, mais comme le dit justement Louis Doucet «Chez les enfants, dont le jugement et la sensibilité n’ont pas encore été pleinement bridés par les conventions sociales, cette ouverture est naturelle»14. Voilà une belle occasion de sortir des sentiers-battus et de s’ouvrir à des idées nouvelles!

Cette étape est cruciale. Prendre conscience que tous les ressentis et toutes les interprétations sont légitimes participe à la construction de la confiance en soi. Cela apprend également à respecter l’opinion des autres, même et surtout lorsqu’elle diffère de la nôtre. Accepter qu’il n’existe pas une vérité, mais des vérités multiples et changeantes combat la pensée-unique. Enfin, admettre que nos réactions sont subjectives et dépendent avant tout de nous, de notre vécu et de notre culture, incite à l’introspection et à la tolérance.
N’est-ce pas là l’un des plus beaux cadeaux que l’on puisse offrir aux enfants et à l’humanité toute entière?

«En réalité, c’est le spectateur, et non la vie que l’art reflète.»15


1 Définir l’art pour finir encore, Dominique Chateau.
2 Qu’est-ce que l’art?, Tolstoï
3 Waves at day break, Yayoi Kusama
4 Fight Aids Worldwide, Keith Haring
5 Couverture du The Inland Printer, Will.H Bradley
6 L’enfant prodigue, Voltaire
Le petit cheval bleu, Franz Marc
8 Nature morte au potiron, Paula Modersohn-Becker
Le berceau, Berthe Morisot
10 L’Imagier des Gens,  Blexbolex
11 Le ruban, Adrien Parlange
12 Le jardin du dedans-dehors, Chiara Mezzalama et Regis Lejonc
13 Pierre Soulages
14 Des plasticiens, pourquoi? – Le poil à gratter n°59, Louis Doucet
15 Le portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde

3 commentaires

  1. J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte. blog très intéressant et bien construit. Je reviendrai. Si vous voulez, n’hésitez pas à visiter mon univers. au plaisir

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